Hainee avait pris la route.
C’était une chose rare, un évènement pour ainsi dire, dans son existence recluse d’éternelle défiante. Une démarche qui lui était couteuse.
Mais quelque fois dans l’année, il lui fallait surmonter ses propres interdits pour subvenir à ses besoins. Subvenir à sa curiosité maladive. À sa fougue créatrice implacable. Subvenir à ses besoins dont les raisons singulières lui échappaient réellement ((de ces choses qu’on pense connaitre et qui en réalité, peuvent toujours nous surprendre)).
Ces départs n’étaient jamais prémédités, mais toujours planifiés à l’avance. Elle s’apercevait que ses réserves décroissaient, qu’elle serait bientôt à court d’ustensiles, de matière. Et l’évidence dévoilait la suite : il fallait partir. Partir en quête.
Et rien, lui semblait-il, ne pouvait être laissé au hasard.
Hainee n’aimait pas ces voyages. Ils étaient longs, solitaires.
Plus solitaires encore que sa vie d’ermite. Car la route inconnue, oubliée par les jours espacés, lui rappelait l’immensité du monde, lui suggérait la petitesse de son existence. Au milieu de ce désert qu’elle connaissait tant, les frontières déjà parcourues mais pas moins étrangères, faisaient peser d’un poids lourd le manque d’un compagnon de route sur son esprit perturbé.
Mais la jeune gemme ne le comprenait pas ((elle ne comprenait pas grand-chose)). Elle se sentait juste « mal », mal comme d’un malaise, dont on ne sait pas tout à fait les motifs, sur lequel on ne sait pas vraiment mettre de mots. Et sur lequel bien souvent, du coup, on se trompe.
Se mêlaient à cette déconvenue les risques encourus par un tel voyage. On ne marche pas dans la vie de la même façon lorsqu’on est un humain, et lorsqu’on est une gemme.
Hainee se grimait d’un large chapeau de cowboy noir, et bandait maladroitement la moitié de son visage, d’un tissu qui n’avait plus d’âge. Toujours, cependant, demeurait cette redoutable idée : et si quelqu’un la voyait ? Si quelqu’un contemplait cette abomination ? Cette déformation hideuse ? Cette mise à nue contre son gré ? Car c’était bien ainsi qu’Hainee percevait son cristal délirant : une excroissance corporelle, mettant au jour ses plus profondes entrailles. Son cœur. C’était sans doute plus cette spécificité, que tout autre préoccupation esthétique, qui la rendait folle d’inquiétude au sujet de sa dégénérescence de naissance.
Et l’idée de croiser des humains. Ces détestables humains.
Puis, inavouée, l’appréhension, Justement.
De croiser ceux pour qui une flamme ardente de haine brulait sans cesse depuis les tréfonds de son âme.
Car il est aisé de s’enfermer dans une répulsion ; bien plus ardu pour l’introverti de la laisser s’exprimer.
Une ambivalence entre la droiture de son jugement à leur égard, et l’association des faits d’armes.
Se battre à Némos était une chose. Les missions étaient brutales, parfois expéditives, et surtout, elles avaient un but. Et des stratèges. Des auteurs. Des directions.
Laisser libre court à sa haine, dans un monde qui n’était pas le sien…
Hainee demeurait une enfant sans parents. Apeurée, en permanence.
Et accablée par les certitudes que lui offrait son carnet d’instructions, ce petit amas de papiers écrits à la main par une camarade. L’une des seules que sa mémoire tolérait encore, par la force de ces mots qu’elle s’interdisait de ne pas lire au moins une fois par jour.
Parfois, Hainee complétait aussi le carnet. Dans l’urgence.
Et durant ces voyages, elle n’avait pas d’autre choix que de l’emporter, malgré tout risque de l’égarer. Car ne pas le prendre, c’était l’oublier.
Peut-être pas à jamais — elle l’aurait placé en évidence dans un meuble d’usage quotidien — mais trop longtemps pour ne pas s’estropier. Car c’était sur ce carnet que reposait sa connaissances des us et coutumes actuels, du système en place, des règles à suivre, des démarches à ne pas entreprendre, des actes à proscrire.
Pas qu’elle était stupide ; mais son impulsivité dominait la plus claire partie de sa vie sociale. Et sans ce carnet,
Hainee aurait plus d’une fois commis l’irréparable.
Alors près de sa cuisse droite, dans la poche de son treillis, et du seul coté de son corps où toute son attention régnait ((personne ne devait trop s’en approcher)), reposait l’ustensil.
Une cuisse qui ne tarderait pas, comme un sonar épidermique, à se figer dans l’instant.
——
Deux heures cinquante du matin.
La lune était haute, quoique masquée par des nuages en course.
Près de la mer, le vent soufflait ardemment sur la surface céleste.
Hainee était installée en haut d’un amoncellement de pièces métalliques, une lampe faiblarde accrochée en dessous de son chapeau, juste au dessus de ses yeux. A coté d’elle, un large sac de toile dégueulait lestement sur le côté, accablé par le poids des premières victuailles.
Il faisait frais. La rumeur des vagues, si proches, crépitait dans ses oreilles. C’était un bruit si inhabituel. Si appréciable. Car l’enfant-femme aimait aussi l’océan. Peut-être parce qu’elle en était si loin, habituellement.
Ses mains blanches, sélénites comme la lune, tranchaient étincelantes contre le décor assombri par la nuit. C’est au moment ou sa main droite glissait pour saisir une pièce circulaire, qu’elle sentit quelque chose. Et son corps se figea net. A l’écoute. En attente. À cette heure-ci, il n’était pas rare d’avoir du passage. L’Est regorgait de malfrats et trafiques. Mais Hainee s’assurait toujours d’être bien seule : elle patientait parfois plusieurs jours aux alentours pour jauger de la fréquentation des environs. Et à chaque irruption, c’était l’idée de la confrontation.
Un bruit, plus précis, se dessina dans son dos. Elle fronça les sourcils, garda sa lampe en place. Puis se redressa vivement, droite comme un piquet. Ses poings fermés, ses jambes autour de son sac, elle observa. Observa.
Son envie première avait été d’apostropher l’intru ((« l’intru », n’était-ce pas elle ?)), mais il vallait mieux qu’on la laisse tranquille. Et pour se faire, autant attendre de voir si la présence se rapprochait d’elle-même, ou si ils s’ignoreraient mutuellement. Le moins de contact possible.
Le problème fut qu’Hainee campait aux alentours depuis sept jours. Que le soleil s’était fait rare. Qu’elle revenait de quatre jours de marches entiers. Que l’anxiété l’accablait. Que sa malédiction ne lui offrait pas de répit. Et que loin du confort et de sa certitude, sa folie et son épuisement gagnait du terrain.
Le problème fut qu’Hainee sentit que quelque chose d’inconfortable se produisait.
Elle eu l’impression que les chuttes, ces éffritements invisibles mais réels, s’accumulaient d’un coup sec. Comme si tout son œil droit allait finalement se décomposer. Fuir. La laisser, seule. Comme s’il s’était mû de sa volonté propre. Etrangère à elle-même.
Elle eu l’impression que quelque chose la quittait définitivement
D’avoir des sueurs froides,
De celles que certains romans lus relataient comme des pics d’angoisse tels, qu’ils vous laissent parfois des séquelles
Puis la lumière de sa lampe frontale sembla s’éteindre
Ou peut-être son seul œil quittait-il lui aussi la terre ferme
Toujours est-il qu’il n’y eu plus rien
Qu’une intense envie de pleurer
Qu’elle ne se permettrait pas.
——
Du silence dans l’obscurité
Et un métal un peu froid
Qu’elle aurait senti si… Si quelque chose ne semblait pas s’être déconnecté d’elle
Avait-elle les yeux ouverts ? Elle n’en était pas sûre. De toute façon, et la pensée lui arracha presque un sourire amer, il n’y en avait qu’un en fonctionnement.
Où était-elle, déjà ?
La pensée balança un vif coup de poignard dans ce qui lui servait de poitrine
Merde
Où était-elle déjà ? Où ? Rassembler ses esprits.. Rasse…
Putain.
Le décor…
N’avait rien de la maison.
Non.
C’était… oui, avec l’obscurité relative, striée par la lune,
C’était bien la déchetterie qui lui faisait face.
Et à ses cotés…
Elle voulut faire un bond sur le côté, se redresser aussi vive que l’éclair, dégainer son arme de poing
Un HUMAIN ?
Un être, en tout cas
Se tenait à son « chevet » de féraille.
Elle se contenta d’extirper sa petite lame rouillée, et de la plaquer au plus près de sa gorge, ses abdominaux minéraux lui permettant de rester dans cet équilibre précaire, d’allongée redressée.
« T’es qui, toi ? » siffla-t-elle, menaçante.
Mais sa vue se troublait encore, et elle sentit que son coude en l’air regagnait le sol, que sa lame s’échappait de sa cible, regagnait le lit métallique. Merde.
Puis une pensée absurde, dans ce fratra inhabituel :